Granville, vendredi 21 juillet 2017
Skipper normand habitué aux traversées en solitaire, Nicolas Jossier a connu l’expérience de la fin de carrière avant l’heure. Resté à quai durant plus d’un an à cause d’un lymphome, il raconte cette traversée du désert qui l’amène finalement, à 41 ans, à reprendre le large. Cap sur la Route du Rhum.
En plein mois de juillet, le petit port de Granville (Manche) grouille de bateaux de plaisance. Faute de grandes chaleurs, les touristes n’ont pas encore migré en masse pour profiter des joies de la mer. C’est pourquoi ce soir-là, les promenades en famille sur le ponton se font avec le ciré sur les épaules. Bien caché du vent, et attablé au bar de l’hôtel surplombant le port, Nicolas Jossier entretient le mythe du vieux loup de mer. Un demi à la main, le skipper de 41 ans écoute attentivement une bande de jeunes qui parlent de chambres stériles, de nuits à l’hôpital, de chutes de cheveux et d’indemnités journalières.
Ces jeunes ont tous un point commun : ils ont un lymphome. Certains sont en traitements, d’autres en rémission. C’est le Granvillais qui les a invités sur son bateau, avec le soutien de l’association France Lymphome Espoir, dont il fait partie. Il boit les paroles sans rien dire. Lâchant un petit sourire timide de temps à autre. Mais quand on va le dévisager, comme pour l’inciter à raconter sa version des faits, son regard a tendance à se détourner. À croire que sur terre, le marin n’est pas complètement dans son élément.
Navigateurs anonymes
Il faut lui poser la question frontalement pour qu’il entame le récit de sa carrière de sportif de haut niveau. Celle d’un skipper avec déjà plus de quinze années passées à naviguer sur les mers et les océans du globe, notamment en solitaire. Il compte plusieurs solitaires du Figaro à son actif, et est reconnu en France comme outre-manche pour ses qualités sportives et son intelligence de course. Pourtant, en 2015, alors qu’il coache des Anglais pour une compétition, il apprend qu’il est touché par un lymphome. Comme sa propre sœur, plusieurs années plus tôt. « Au départ, j’avais juste un gros mal de dos », se souvient le marin.
Finalement, au scanner, c’est une grosse masse qu’il va découvrir près de sa colonne vertébrale. L’avarie.
« Je devais participer à la Normandy Channel Race. J’ai dû appeler tous mes contacts pour annoncer que j’arrêtais tout pour l’instant. La voiture rentre au stand. »
Sportif professionnel, il exerce également en libéral. Comprenez : « pas d’indemnités journalières, donc pas de revenus. » Le fameux creux de la vague. Au bar de l’hôtel, il est 23 heures. Avalant une dernière lampée de bière, le marin se lève et salue la jeunesse face à lui : « Demain, tout le monde sur le bateau à 8 heures pétantes. »
Déprime, mini-golf & jardinage
Dans le petit monde des marins professionnels, la fin de carrière est plutôt tardive. « Quand le physique ne suit plus, on compense avec la technique. » Pourtant, quand la maladie débarque pour ses 39 ans, Nicolas Jossier a du mal à se projeter : « Dans le métier, soit on est apte, soit on ne l’est pas. » Loin de l’excitation des grands raids, il confesse une forme de « déprime ». Les premières chimiothérapies vont vite lui passer l’envie de s’essayer à l’effort physique. Un jour d’injections de Granocyte, il va jouer au mini-golf avec sa femme et ses enfants. Un effort que son corps, bouleversé par les produits chimiques, a du mal à encaisser.
«J’ai cru que j’allais crever en rentrant, tellement j’avais des douleurs. »
Il finit par jouer au bon malade et préfère les joies du jardinage : « Je me suis lancé dans la tomate », en rigole ce Caennais de naissance.
Lui qui envisageait de revenir au top niveau quelques mois après la fin de sa chimiothérapie va devoir revoir sa copie. Pourtant, ces petits aléas physiques ne sont pas à ranger dans la catégorie des faiblesses. « J’ai pris la chose comme une nouvelle épreuve. Au bout d’un mois et demi, j’avais basculé dans l’après-maladie. Je me demandais qu’est ce que j’allais faire après la chimio. C’était ma plus grande angoisse », rembobine Nicolas sur son Class 40 (voilier monocoque de 40 pieds), entre deux montages de voiles avec les jeunes malades, sur la route des îles Chausey.
“Tiens, je vais faire la Route du rhum”
C’est à ce moment charnière que le skipper, d’humeur plutôt solitaire, ressent l’envie de s’épancher : « J’avais besoin d’être entouré par la famille très proche. Et de parler de la maladie. C’est là que j’ai rencontré France Lymphome Espoir. J’ai partagé avec d’autres malades. C’était un peu les navigateurs anonymes. » Ce sont ces rencontres qui vont progressivement l’aider à remonter la pente.
Combiné à un mental inébranlable durant la maladie, le Normand se voit bien revenir, et par la grande porte. « Un jour, un ami m’emmène visiter des chantiers de Class 40. Je regarde un peu et je me dis : tiens, si je faisais la route du Rhum ? » L’épreuve relie Saint-Malo à la Guadeloupe en solitaire, sans escale et sans assistance. En 2018, la course fêtera ses 40 ans, et les skippers tenteront de battre le record de Loïck Peyron, en 7 jours et 15 heures. Un défi à la hauteur de l’épreuve que Nicolas Jossier vient de vivre :
«Tout ce qui s’est écroulé après l’annonce de la maladie, je l’ai reconstruit différemment, car j’y ai inclus l’histoire de la maladie. Beaucoup de marins naviguent pour une cause, moi je vais défendre ma cause. Quelque chose que j’ai vraiment vécu. »
Cette coupure forcée, le sportif professionnel l’a prise avec philosophie. Toujours. Aujourd’hui en rémission, mais toujours en traitement (immunothérapie), il est conscient qu’un retour au très haut niveau en solitaire sera très difficile. Il passe d’ailleurs en revue tous ces sportifs qui ont voulu faire leur come-back, et s’accrocher coûte que coûte à leur carrière. « Je ne suis pas bloqué là-dessus. Si je ne fais pas la Route du Rhum, cela voudra dire qu’il est temps de passer à autre chose. En revanche, si j’y suis, c’est sûr que ce sera un petit message que j’enverrai à tous ceux qui me voyaient aller au stand : voilà, je suis revenu. »
Malgré une volonté féroce de briller dans sa deuxième carrière, le marin garde donc les pieds sur terre. S’il quitte le port de Saint-Malo le 4 novembre 2018, Nicolas Jossier aura mis en pratique l’un de ses slogans préféré : « Tant que le bateau ne coule pas, il faut continuer. »