Caen, mercredi 27 mars 2019
Ingénieure en agro-alimentaire, Nadia Bastide s’intéresse particulièrement à l’impact de la nutrition sur les cancers en prévention primaire. Après avoir longuement étudié les effets de la viande rouge ou de la charcuterie, elle publie en ce début d’année L’Essentiel sur l’alimentation et le cancer aux éditions Parresia. Un livre complet et indispensable pour prendre du recul sur les remèdes “anti-cancer”, grâce notamment à la traduction des meilleures études internationales en la matière.
Pouvez-vous vous présenter ? Quel est votre parcours professionnel ?
Je suis ingénieure en agro-alimentaire spécialisée en nutrition. L’objectif de mon doctorat était de comprendre pourquoi les viandes rouges et les charcuteries augmentent le risque de cancer colorectal, et surtout comment prévenir ce risque. En effet, les viandes rouges contiennent des micronutriments essentiels tels que la vitamine B12, le fer héminique ou le zinc. Le fer contenu dans la viande (fer héminique), qui a pour fonction de véhiculer l’oxygène dans le sang et les muscles, est mieux absorbé que celui que l’on trouve dans les végétaux. C’est donc une source de fer importante pour les personnes à risque de carence, notamment les femmes en âge de procréer.
J’ai ensuite souhaité valider chez l’homme les résultats de ma thèse, obtenus chez l’animal. En post-doctorat, j’ai donc travaillé dans l’équipe ‘Génération et santé’ à Villejuif, sur une cohorte de près de 100 000 femmes suivies depuis 1990.
Sur cette cohorte, j’ai observé une augmentation du risque d’adénome (stade précoce cancer colorectal) de 30 % chez les femmes consommant le plus de fer héminique par rapport à celles en consommant le moins. Ce risque diminuait lorsque la consommation d’antioxydants (majoritairement présents dans les fruits et légumes) augmentait.
Selon les recommandations du WCRF (Fonds mondial de recherche contre le cancer), la consommation de viande rouge ne doit pas dépasser les 500 g/semaine, et on recommande de ne pas consommer de charcuterie. C’est une recommandation assez extrême sur la charcuterie. En France, le PNNS (Plan National Nutrition Santé) préconise de ne pas dépasser 150 g/semaine.
Pourquoi vous intéresser à la pathologie du cancer ?
Après avoir fait toutes ces études sur le cancer, je me rends compte que les grandes recommandations sont largement connues des chercheurs. Pourtant, j’avais encore dans mon entourage beaucoup de personnes qui me posaient des questions, qui ignoraient les recommandations, pour qui il était difficile de faire la part des choses entre des études scientifiques et des “on dit”.
Cette envie de partager au plus grand nombre les résultats des recherches internationales est ce qui m’a amené à me tourner petit à petit vers le journalisme et la communication scientifique avec le groupe Parresia. Ma volonté avec ce livre est de faire un guide factuel montrant l’état de la recherche aujourd’hui, sous forme de guide pratique. Je ne veux surtout pas donner de leçons. Je pense que cela peut également être un bon outil pour des professionnels comme les diététiciens, qui connaissent les recommandations mais n’ont pas nécessairement le temps de se plonger dans de longs travaux.
[ POUR ALLER PLUS LOIN ] "Une bonne alimentation peut fatiguer les cellules cancéreuses" (6 novembre 2017)
L’alimentation découle bien souvent des modes de vies. Pensez-vous que l’évolution du nombre de cancers est notamment due à nos mauvaises habitudes alimentaires ?
J’ai voulu remettre l’alimentation à sa place dans la hiérarchie des facteurs de risque du cancer, où le tabac est numéro un. Le manque d’AP, l’obésité sont également importants. À l’inverse, la pollution de l’air extérieur est mineure, même s’il existe sans doute un effet cocktail. Des études sont encore nécessaires sur ce dernier point.
En France, nous avons encore des croyances répandues comme “un verre de vin par jour préserve”. Sans le stigmatiser, il faut savoir la consommation d’alcool augmente le risque de nombreux cancers.
On ne peut toutefois pas dire que nos mauvaises habitudes sont directement responsables des cas de cancers. Le vieillissement et l’accroissement de la population expliquent en grande partie la hausse des cas de cancer. L’accent est de plus en plus mis sur la prévention. Pourtant, les chiffres sur l’obésité ne cessent d’augmenter. Les CSP (catégories socio-professionnelles) les moins aisées sont moins informées. Il y a des croyances sur la « bonne alimentation » : c’est cher, c’est compliqué.
Pourtant, des fruits et légumes surgelés par exemple, c’est moins bien que des frais, mais toujours mieux que des frites. Le côté réconfortant de l’alimentation prend souvent le dessus. Il y a des analyses très bien faites sur les comportements alimentaires, par exemple par l’Inra. L’étude Inca 3 de l’Anses (Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail), montre par ailleurs que tout de même 93 % des adultes consomment régulièrement des légumes et 80 % consomment des fruits.
L’utilisation du Nutri-score est-il à encourager ?
Il est bénéfique d’informer la population sur les aliments et leur composition. De plus, cela pousse les industriels à tenter de faire les meilleurs produits possibles. Ma réserve, c’est qu’il ne faut pas que cela devienne stigmatisant. Si un soir exceptionnellement, j’ai envie d’une pizza grasse, je ne vais pas me culpabiliser de prendre une étiquette rouge. Pour le quotidien, il y a l’application Yuka, qui permet de scanner les aliments avec son téléphone et renseigne sur leur composition.
L’indice de masse corporel (IMC) est-il un bon marqueur pour étudier les risques ? Que peut-on dire sur lui en France ?
C’est un bon indicateur, facile à utiliser. Mais cela reste un indicateur parmi d’autres. Il peut être faussé dans certains cas comme les grands sportifs qui ont un fort IMC, dû à une masse musculaire importante. Quand on étudie de façon un peu plus fine l’obésité, on étudie aussi le tour de taille et le tour de hanche, qui sont aussi importants. Il faut prendre aussi en compte la répartition corporelle du tissus adipeux. Selon l’Anses, nous ne sommes pas loin de 55 % des hommes concernés par une surcharge pondérale, et 47 % des femmes. Ce sont des chiffres conséquents qui sont dûs à nos modes de vie plus sédentaires et un accès à une alimentation riche toujours facile.
Pendant les traitements, de nombreux oncologues incitent à beaucoup manger pour éviter la dénutrition. On conseille même les aliments ultra-riches ou sucrés (lait concentré sucré, confiture…). N’est-ce pas paradoxal avec les recommandations générales ?
Je ne pense pas que ce ce soit paradoxal. En prévention, effectivement il faut limiter les aliments trop sucrés ou trop gras, mais pendant les traitements, c’est autre chose. Il y a souvent des patients qui n’ont pas faim, qui sont dégoutés de l’alimentation, et le gros risque, c’est la dénutrition. Donc il faut tout faire pour lutter contre cela.
En revanche en rémission, notamment pour les femmes après un cancer du sein, il est nécessaire de surveiller la prise de poids pouvant être importante, liée notamment à des facteurs hormonaux. Le surpoids est aussi un facteur de risque particulièrement important dans cette pathologie.
On peut se poser la question des régimes cétogènes ou des jeûnes pendant le cancer. Mais une importante étude du réseau Nacre publiée en novembre 2017 affirme que les preuves ne sont pas suffisantes à l’heure actuel pour montrer un effet protecteur.
[ POUR ALLER PLUS LOIN ] Au CHU de Caen, la dénutrition pèse dans la balance (7 novembre 2017)
De manière générale, quels sont les bons réflexes à avoir ?
Pour les patients, il vaut mieux être suivi par un diététicien. Pour les malades, ce suivi devrait être obligatoire et permettrait de détecter des dénutritions précoces. En prévention primaire, je ne vais rien révolutionner, mais il faut manger beaucoup de fruits et légumes et faire du sport et des activités physiques au quotidien. Le tout en étant le moins sédentaire possible.
Limiter l’alcool, ne pas fumer, et limiter les aliments gras. On a l’impression d’entendre toujours les mêmes recommandations. Sont-elles vraiment entendues dans la population ?
Cela dépend beaucoup des gens. C’est à nous de ne pas donner d’informations contradictoires. Il faut surtout être dans la mesure et voir comment intégrer cela dans son quotidien. Il ne faut pas s’empêcher de vivre non plus. C’est un équilibre à trouver.
Il faut avoir en tête que les recommandations, ce sont des statistiques. Vous pouvez tout faire bien et avoir un cancer après avoir eu une vie très saine, ou faire un peu “n’importe quoi” et être en pleine forme toute votre vie. Donc toutes ces recommandations sont à relativiser, sachant que les suivre, c’est mettre toutes les chances de son côté.
Dans votre ouvrage, on trouve un chapitre “Vrai ou faux ?” Les fake-news ont-elle gagné le monde de la nutrition ?
J’aimais bien ce format car ce sont des questions que l’on m’a posées quand je disais aux gens ce que je faisais dans la vie. De même, quand je disais que je travaillais sur la charcuterie, on me disait “oui, mais moi, je ne mange que de la charcuterie artisanale”, alors qu’en fait les résultats sont aussi négatifs. Donc j’ai voulu compiler un peu tout ce que j’ai pu entendre. Il y a beaucoup de fausses informations ou partielles. Par exemple, il faut faire attention avec le terme anti-cancer. Cela n’existe pas.
Il n’y a pas de baguettes magiques. Il vaut mieux toujours se reporter aux grandes études, aux méta-analyses, plutôt qu’à une étude sur le curcuma et le cancer chez l’animal. Dans la communauté scientifique il y a quelques années, une étude montrait qu’une grosse partie des cancers étaient due au hasard. Médiatiquement, cela avait été plutôt mal présenté.
Il faut donc au maximum lutter contre les fake-news, mais c’est une vraie remise en cause. Il faut presque tout vérifier. Le premier des réflexes, c’est tout de même de parler à son médecin. Des informations sont présentées aussi régulièrement de manières inquiétantes.
Je me souviens d’un Cash Investigation sur les nitrites dans la charcuterie. On laissait sous-entendre que les industriels faisaient tout et n’importe quoi pour l’argent. Les informations étaient globalement justes, mais il y avait des sous-entendus. Or, certains industriels font des efforts importants sur la teneur en nitrites des charcuteries, car les risques de contamination sont aujourd’hui beaucoup mieux maîtrisés.
Vous avez une position sur les compléments alimentaires assez tranchée. Expliquez-nous.
Éviter les compléments alimentaires, ce sont les recommandations mondiales du WCRF. Il faut éviter au maximum de prendre des pilules de vitamines si on se sent moins bien. Normalement, une alimentation équilibrée suffit à apporter les vitamines et minéraux nécessaires. L’exemple le plus connu lié aux compléments alimentaires, c’est le beta-carotène qui augmente le risque du cancer du poumon chez les fumeurs. Mieux vaut manger des fruits et légumes. Pour les personnes en carences, c’est autre chose, une prescription spécifique doit être faite par un médecin.
Les produits laitiers diminueraient le risque d’avoir certains cancers ?
Oui, c’est assez méconnu mais les produits laitiers diminuent le risque de cancer colon-rectum. Il n’y a que dans les cas de cancer de la prostate chez l’homme, où une consommation en excès pourrait augmenter le risque. Sur ce point, le niveau de preuve reste cependant limité. Globalement, les produits laitiers sont plutôt protecteurs.
Dans la dernière partie du livre, vous présentez plusieurs recettes. Comment les avez-vous sélectionnées ?
C’est Sandra Roger (diététicienne nutritionniste chez Pyramid informatique) qui les a élaborées en prenant en compte les recommandations détaillées dans le livre. Par exemple, des céréales complètes qui sont très bénéfiques pour les cancers, avec des légumes poêlés et du raisin. Ou des légumineuses, pas forcément faciles à intégrer dans son quotidien.
Des recettes gourmandes viennent compléter l’ensemble, pour ne pas oublier le plaisir et la gourmandise . Il y a un petit zoom sur chaque recette qui détaille pourquoi tel fruit ou tel légume dans la recette est bénéfique, afin de faire le lien avec le reste du livre.