L’alimentation est une des préoccupations principales des malades. Dans l’étude Nutricancer de 2007, plus d’un patient sur trois affirmait avoir perdu entre 6 et 10 kg. De plus, l’obésité est un facteur de risque du cancer que l’on ne peut négliger. Face à ces problématiques inquiétantes, Marie-Chantal Canivenc-Lavier, chercheuse à l’Inra (Institut national de la recherche agronomique), et Émeline Lavier, ingénieure en alimentation et santé, ont sorti en août 2017 un ouvrage dédié à la nutrition pendant un cancer. Une collaboration toute particulière, puisque la première est la maman de la seconde. Dans ce livre, elles rappellent les principes de base d’une alimentation saine et équilibrée, aussi efficace pour les patients malades que sains. Elles donnent également quelques conseils et recettes pour mieux vivre son cancer. Entretien.
Pouvez-vous présenter vos parcours universitaires ?
Émeline Lavier : Je suis ingénieure en alimentation et santé, tout juste sortie de l’école UniLaSalle de Beauvais. J’ai fait une spécialisation “prévention alimentation et bénéfices santé” pour savoir comment accompagner la maladie avec l’alimentation. À la fin de mes études, on nous a proposé d’écrire un livre sur l’alimentation des patients traités contre le cancer, pour aider à les accompagner dans leur traitement et utiliser l’alimentation pour pallier les effets secondaires, en tout cas les contourner.
Marie-Chantal Canivenc-Lavier : J’ai fait un master d’agrochimie des pesticides, puis une thèse sur la sélectivité des pesticides. Je suis entrée à l’Inra comme chercheuse pour travailler en alimentation et santé et plus particulièrement en nutrition préventive. J’avais des compétences en physiologie végétale et on voulait voir la part des microconstituants végétaux sur la santé. J’ai travaillé plusieurs années sur microconstituants et cancer. J’ai rebondi sur le rôle des perturbateurs endocriniens, nombreux dans les plantes, et je suis passée sur le côté sécurité alimentaire, avec environ 10 ans de travaux. J’ai ensuite travaillé sur les perturbateurs et la santé buccale. Aujourd’hui, je suis toujoursà l’Inra, au département des sciences du goût et de l’alimentation.
D’où vient ce projet d’ouvrage et comment s’organise-t-il ?
MCCL : C’est un projet initié par la maison Hachette, qui souhaitait un livre faisant l’interface entre l’hôpital et la maison. Hachette m’a contactée pour la thématique “goût, nutrition et santé”, en me demandant ce qu’on pouvait proposer comme recette pour les personnes qui reviennent de l’hôpital. Ce n’était pas du tout mon rayon, donc j’ai dit que je pouvais expliquer ce qu’ils ressentent, pourquoi ils ont des problèmes du goût, les rassurer, donner les explications sur le rôle de l’alimentation. Faire des recettes, c’était plutôt dans les compétences de ma fille, alors on leur a proposé de faire ça à deux. Mais nous ne sommes pas dans le secteur médical : on propose diverses solutions qui reposent sur des données scientifiques, mais il faut le concours du médecin, car chaque cancer a ses exigences et ses limites. Le livre doit être une aide mais il ne faut pas partir dans l’automédication quand on a un cancer.
ÉL : Le livre est découpé en 3 parties. La première explique la physiologie de la cellule et l’impact du cancer sur les cellules. Ensuite, on démontre comment les cellules cancéreuses fonctionnent par rapport aux autres et le lien avec l’alimentation. La deuxième partie porte sur les effets secondaires des traitements anti-cancer et des astuces pour les contourner, que ce soit au quotidien, en réorganisant ses journées ou en ayant un rythme alimentaire différent. Par exemple, manger plus souvent en plus petite quantité, utiliser des ustensiles plus légers… La dernière partie est consacrée aux recettes, modulables, avec des conseils pour varier les aliments.
En quoi les effets secondaires impactent-ils l’alimentation ?
MCCL : Les effets secondaires, pourquoi on les a ? Les traitements ciblent les cellules qui se reproduisent vite, dont la cellule cancéreuse, mais aussi les cellules saines des épithéliums, des tissus qui tapissent nos intestins, les poumons, la bouche etc. Mais on insiste en disant que les métabolismes de la cellule cancéreuse et de la cellule normale sont différents. Si on joue avec l’alimentation, on peut arriver à booster les cellules non cancéreuses et à fatiguer les cellules cancéreuses. Du coup, on potentialise les effets de la chimio et des traitements. On peut jouer aussi sur la fatigue. Celle-ci est due au cancer et aux traitements, qui secouent l’organisme pour combattre. Il doit aller chercher des forces, et cela créé une fatigue qui fait partie du cancer. Avant de reprendre une activité, il y a des étapes incontournables : il faut d’abord aider le corps à reprendre des forces et après, bouger.
ÉL : L’alimentation est essentielle pour aider à pallier les effets secondaires, dans le sens où tous ces effets sont souvent reliés au système digestif, à la bouche, aux problèmes d’estomac, d’intestins… Cela augmente la fatigue. La chimio va venir se fixer sur des récepteurs du goût, ou encore activer d’autres récepteurs de l’intestin qui donneront l’envie de vomir. Certaines tisanes ou plantes peuvent aider à limiter ces effets. Il faut tenter des expériences de goût. Une alimentation réfléchie peut aider à continuer de manger, ne pas tomber dans la dénutrition, l’affaiblissement physique, qui serait un engrenage qui rendrait le vécu des traitements encore plus difficile et limiterait les possibilités de rémission du patient.
Vous parlez de dénutrition, qu’est-ce que c’est ? Comment l’éviter ? Cela rend-il le traitement moins efficace ?
MCCL : La dénutrition arrive souvent au tout début quand la personne revient à la maison, justement parce qu’elle a des problèmes de bouche et intestinaux et ne s’alimente pas : rien ne lui vient par goût. Il faut lutter contre ça car on passe dans une dénutrition qui va affaiblir le corps et, si le corps est trop faible, la chimio devient hyper agressive. Mais les médecins veillent. Si vous êtes dans ce risque-là, écoutez votre médecin, il va vous donner des compléments nutritionnels. Mais c’est lui qui va les donner. Nous donnons dans le livre des conseils pour éviter la dénutrition et retrouver du goût.
ÉL : On conseille des aliments qui peuvent être plus riches que d’autres, qui vont être rapidement assimilés et qui vont peu fatiguer leur corps, comme des smoothies, très riches, faciles à manger, qui ne vont fatiguer ni dans la préparation ni dans l’ingestion… On donne des exemples de recettes qui peuvent être riches et apportent de l’énergie rapidement. Car un autre risque de la dénutrition avec un patient trop affaibli est que cela peut limiter les traitements. Quand un patient est trop maigre, on arrête la chimio, parce que ça ne fera que l’affaiblir encore plus, et sa survie sera compromise.
Les femmes atteintes d’un cancer du sein accusent souvent une prise de poids significative. Comment l’enrayer ?
MCCL : Les cancers du sein sont souvent associés à l’obésité, qui est un facteur de risque reconnu. L’hypothèse récente des 10 dernières années, c’est que le développement d’une tumeur est un dépend aussi des tissus qui l’entourent. Dans les tissus graisseux se trouveraient les éléments qui font proliférer les tumeurs du sein.
On aurait tout le temps des microtumeurs normalement résorbées, mais dans le tissu adipeux, on peut stocker certaines substances biologiques, ou des agents toxiques comme des pesticides, qui vont favoriser la prolifération des tumeurs. Les individus obèses ont souvent des problèmes de diabète ou de pré-diabète, et l’insuline Growth factor, qui est un facteur de croissance, favorise la prolifération des tumeurs.
Il faut essayer de comprendre pourquoi ces femmes étaient en surpoids – c’est souvent parce qu’elles avaient une alimentation déséquilibrée, trop riche en sucres et en graisse, parfois en viande. Il faut revoir l’alimentation autrement, ramener des fruits et des légumes qui boostent le système immunitaire, des vitamines et des éléments minéraux qui permettent d’être en forme.
Ce discours n’est-il pas paradoxal avec celui des médecins qui incitent à se “faire plaisir” pendant les traitements ?
MCCL : Complètement. On a une position toutes les deux assez tranchée là-dessus.
ÉL : Certains médecins diront “si c’est ce qui vous fait du bien, buvez des sodas”, sauf que c’est aussi très riche en sucre donc ça continue de nourrir des cellules cancéreuses. Il y a une réflexion à avoir en fonction de ce que les patients sont capables de mettre en place. S’ils sont prêts à faire des efforts et passer au-delà de leur plaisir, c’est tout bénéf pour eux. Mais il ne faut pas qu’ils se frustrent. Mieux vaut sortir se faire un restaurant avec ses amis, garder du lien social, que de se priver. Mais il faut aussi réussir à équilibrer ses repas.
MCCL : Nous avons reçu le témoignage d’une dame qui, après ses traitements pour un cancer du sein, avait très envie d’un hamburger. À priori, c’est complètement déconseillé. Tant pis, elle mangeait son hamburger, et après, elle faisait attention pour reprendre une alimentation équilibrée. Pas de frustration. Et ça passait. La cuisine doit rester un lieu de création. Nous faisons la promotion des plantes aromatiques. Cela peut être l’occasion d’agrémenter sa cuisine, c’est l’odeur, la couleur…
Certains aliments sont-ils à éviter ou à proscrire ?
MCCL : Je pense au lien entre cancer du côlon et les viandes rouges, c’est reconnu. On s’est beaucoup appuyées sur les recommandations scientifiques du réseau Nacre et des sites professionnels sur le cancer. Dans le livre, on donne un tableau avec les aliments reconnus déconseillés pour certains types de cancer.
Les viandes rouges augmentent le risque du cancer colorectal, la charcuterie aussi. Les suppléments alimentaires riches en bêta-carotène sont très déconseillés et accentuent le cancer du poumon. L’alcool joue presque pour tout, tandis que la charge glycémique favorise les cancer de l’endomètre et du sein, mais est aussi associée aussi aux cancers digestifs et du pancréas…
ÉL : On en parle peu dans le livre, mais l’activité physique est très bonne pour éliminer et digérer.
À l’inverse, quels sont les aliments à privilégier ?
ÉL : Il n’y a pas d’aliment miracle. Ce qu’il faut, c’est de la variété. Notamment du côté des couleurs.
MCCL : Les antioxydants se caractérisent par des couleurs. Si on mange du raisin noir, du potiron et de la courgette, des poireaux et de la salade, on aura les 5 types et les 5 grandes familles d’antioxydants. En faisant ça chaque jour, on va booster les différents systèmes de nos cellules censés lutter contre le cancer. Nous, on fait par exemple la promotion du citron qui est reconnu pour aider à nettoyer la bouche, à rétablit le pH de la salive. Les bananes sont aussi excellentes. Mais il faut manger de tout.
[ POUR ALLER PLUS LOIN ] Un article de LaNutrition.fr sur les aliments à diminuer pour prévenir des cancers.
Que faut-il penser des compléments alimentaires ? Quelles en sont les limites ?
MCCL : Les compléments tout comme les aliments riches en bêta-carotène (jus de carotte, jus de tomates) et très riches en lycopène sont contre-indiqués pour le cancer du poumon. Tous ceux qui contiennent des phyto-œstrogènes, à base de soja, vont favoriser les cancers hormonodépendants : prostate, sein, utérus, ovaire… On explique tout ça, on met en garde contre les régimes riches en phytoestreogènes, on explique bien également les régimes végétariens, jusqu’où on peut aller, comment équilibrer les repas, les apports…
ÉL : On recommande aussi aux patients de voir directement avec leur médecin pour prendre des compléments. Cela dépend de la situation nutritionnelle de chaque personne. On va recommander d’abord la diversification nutritionnelle, car des micronutriments (vitamines, minéraux), pris dans une matrice alimentaire sera toujours mieux assimilée qu’une capsule de fer.
Même question avec le jeûne…
ÉL : L’idée, c’est de priver la cellule de sucre pour que la cellule cancéreuse n’arrive plus à se nourrir et s’affaiblisse elle-même. Mais le risque, c’est que le corps s’affaiblisse aussi.
MCCL : Certains médecins, pour certaines chimio, font faire 24 à 48 h de jeûne parce qu’ils s’aperçoivent que c’est plus efficace, , mais ce n’est pas le cas pour tous les traitements. Seul le médecin nutritionniste connaît l’état du patient, sa résistance, sait s’il va être capable de supporter un jeûne ou pas alors que la chimio va agir.
Pourquoi l’accompagnement alimentaire n’est-il pas obligatoire pour le patient ?
MCCL : Depuis 4 ans, c’est en train de bouger. Je le vois au niveau des programmes de recherche qui sont financés, des programmes qui regardent comment faire avec l’alimentation, comment l’accompagner. Il y a une pression du ministère de la Santé pour veiller à son alimentation à titre préventif, mais aussi curatif, pour accompagner le patient. Surtout pour le cancer du sein où on ne veut pas que les femmes repartent dans l’obésité… Pour le cancer du côlon, on aide vraiment le patient à ne plus repartir sur des viandes rouges. C’est en train de se mettre en place, mais ça met du temps. Les premiers conseils sur la nutrition datent des années 2000.
ÉL : Nous donnons des pistes pour bien s’informer. On parle de tous les effets secondaires et on donne des recommandations, notamment celles que l’on a prises sur le site Vite fait Bienfaits, mené par des chercheurs de l’institut UniLaSalle où j’ai fait mes études. Ils ont travaillé avec l’hôpital de Beauvais pour établir, à l’aide des patients traités contre le cancer, toute une liste d’effets secondaires disponible sur le site. Chaque solution proposée a été testée sur des patients qui avaient l’effet secondaire et qui ont dit si ça améliorait ou non. C’est comme ça qu’on est sûr que les effets secondaires et les traitements associés sont avérés.
Retrouvez par ici le livre de Marie-Chantal Canivenc Lavier et Émeline Lavier : Bien manger pendant un cancer, aux éditions Hachette, 240 pages, 19,95 €